Lombalgies et Troubles Musculo Squelettiques dans le secteur de la Petite Enfance : Que faire ?

Par José Curraladas

La lombalgie, un fléau social

Les lombalgies, communément appelées « mal de dos », touchent 80 % de la population en France. Bien qu’elle évolue favorablement dans 90 % des cas, elle représente 30 % des arrêts de travail de plus de 6 mois (en forte augmentation ces dernières années) et constitue la 3ème cause d’admission en invalidité pour le régime général de la sécurité sociale.

La lombalgie, quelle qu’en soit la cause, constitue le 2ème motif de recours au médecin traitant et donne lieu à un arrêt de travail 1 fois sur 5. Elle représente également près de 20 % du nombre total des accidents du travail. Les lombalgies d’origines professionnelles représentent un problème de santé important qui engendre un coût de plus d’un milliard d’euros. On observe une durée d’arrêt plus longue quand les lombalgies sont en lien avec le travail que lorsqu’elles surviennent dans un autre contexte[1].

Les lombalgies représentent la première cause d'invalidité au travail chez les moins de 45 ans. Leur fréquence augmente avec l'âge, jusqu'à un pic situé vers 45-50 ans. Toutes les professions sont concernées par les lombalgies mais une étude américaine (Guo et coll., 1995) [2]donne une liste des professions les plus à risque. Pour les hommes, on trouve les ouvriers non qualifiés du bâtiment, les charpentiers, les mécaniciens. Parmi les femmes, les plus à risque sont les aides-soignantes et les infirmières, le personnel de nettoyage et de service, et aussi les coiffeuses. Certaines professions ou secteurs, parce que le risque de lombalgie y est considéré comme élevé, ont fait l’objet de nombreuses études : citons le secteur des soins, la construction, les conducteurs de camion et de bus (Guo et coll., 1995). L’examen des résultats issus d’études épidémiologiques montre que, indépendamment des facteurs personnels et des facteurs psychosociaux au travail, les facteurs d’exposition à des contraintes physiques au travail jouent un rôle important dans les lombalgies. Les facteurs les plus importants sont la manipulation et le port de charges lourdes, certaines contraintes posturales (se pencher en avant, avoir à se tourner sur le côté), et les vibrations du corps entier dues à la conduite de véhicule.

Selon une enquête du Centre de Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de vie (Credoc) de 1995 : 70% des personnes en âge de travailler ont été victimes au moins une fois d'un épisode de lombalgie, le tiers d'entre elles a dû arrêter (au moins temporairement) son travail pour ce motif, 47% des adultes ont présenté des "douleurs du dos" dans les 4 semaines précédant l'enquête. Il en est de même dans les autres pays européens : une enquête de 1996, portant sur les problèmes de santé au travail réalisée dans les 15 pays de l'Union européenne, montre que 30% des salariés se plaignent de maux de dos. L'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail estime que 60 à 90% des personnes souffriront de lombalgies à un moment ou l'autre de leur carrière.

En France, les maladies professionnelles, s’inscrivent dans la durée et concernent des cas plussévères, avec hernie discale avérée,conduisant souvent à des interventionsde chirurgie rachidienne. Au total, les lombalgies en lien avec le travail représentent, pour la branche risques professionnels un coût élevé de plus d’un milliard d’euros par an, soit l’équivalent du coût des autres troubles musculo-squelettiques.

La Petite Enfance, un secteur professionnel a risque pour l’adulte

Les métiers de la petite enfance sont des secteurs où les personnels sont exposés aux risques d’accidents rachidiens. Durant une journée de travail, c’est plusieurs dizaines de fois qu’il faut soulever, porter et déposer l’enfant. Jusqu’à l’acquisition de la marche, le nourrisson, puis le jeune enfant est totalement tributaire et dépendant de l’adulte et doit donc être porté et déplacé par celui-ci pendant au moins les deux premières années de sa vie. Cette situation crée une répétition de contraintes importantes sur la colonne vertébrale (rachis). L’enfant doit être considéré comme une charge qui entraîne un véritable risque pour le rachis des personnels qui le soulèvent quotidiennement.

Les contraintes du port de charges.

Dans un article de Mars 2015[3] l’INRS a étudié les risques de Troubles Musculosquelettiques (tms) du rachis chez les assistantes maternelles. En effet, le sujet des tms chez le personnel de la petite enfance a commencé a interpeller la recherche a partir de 1993. La prévalence des lombalgies varie de 61 à 86% et les tms sont également observées aux épaules, coudes et poignets. Une étude d’une crèche hospitalière montre qu’une auxiliaire de puériculture porte en moyenne près de deux tonnes de bébés par jour pour un taux d’encadrement de 8 enfants de plus de 18 mois changés 4 fois par jour. Mais de façon logique plus les enfants sont petits plus le risque de lombalgie est élevé car ceux-ci sont soulevés environ 46 fois par jour (et donc reposé 46 fois et les contraintes rachidiennes sont les mêmes quand on soulève et que l’on dépose[4]) contre une seule fois chez les 4/5 ans.

Les contraintes posturales.

L’adulte doit continuellement se baisser pour se mettre a hauteur de l’enfant pour l’apprentissage de la marche, les jeux d’éveil, le ramassage des jouets, ect

Cela entraine donc des mouvements de flexion du tronc vers l’avant et des flexions répétés des genoux. Ces taches posturales répétitives exercent des contraintes de force de compression et de cisaillement sur les disques lombaires inférieurs.

Les contraintes humaines

Mais le secteur de la petite enfance est un secteur professionnel très particulier. En effet, les deux acteurs du mouvement sont humains : l’adulte et l’enfant. Il n’y a donc pas de possibilité, comme dans d’autres secteurs (industrie, commerces) de supprimer le risque ni d’automatiser et de robotiser les manœuvres de l’adulte ! La seule solution est donc que l’adulte se positionne correctement par rapport à l’enfant/charge lors des manutentions.

Or depuis toujours les structures collectives d’accueil du jeune enfant ont été conçues pour apporter un maximum de confort pour le tout-petit et pour qu’il s’épanouisse sans contraintes dans un environnement sécurisé. Mais la souffrance des adultes qui travaillent quotidiennement auprès des tout petits est un phénomène en constante augmentation et les personnels qui s’occupent des tout petits sont en grande majorité des femmes qui vont effectuer ce travail pendant de nombreuses années. Les conditions de travail ne leur permettront pas d’arriver en pleine santé si nous ne repensons pas les conditions de leur exercice professionnel quotidien. En effet, il suffit de visiter des crèches et d’écouter les plaintes de ces personnels pour comprendre qu’il faut repenser complètement la place de l’adulte dans l’environnement du jeune enfant.

La pénibilité des conditions de travail des personnels auprès des tout petits enfants doit-être étudiée et les risques pour le rachis et les articulations des membres supérieurs pris en compte.

Car ce n’est pas le port de charge qu’il faut évaluer mais la fréquence des mouvements de soulèvement, portage et dépose des enfants/charge.

Les femmes qui exercent ces gestes répétitifs de manipulation de charge (enfant et matériel) ne sont pas préparées culturellement au port de charges. Elles n’ont pas été éduquées, contrairement aux hommes, à soulever des charges. Elles ne savent tout simplement pas comment faire. Pratiquement aucune d’entre elles n’écartent les pieds pour être stable avant de soulever/déposer un enfant/charge et très peu ont déjà été en situation de porter une charge lourde. Or au quotidien, elles sont confrontées à la manipulation de charges autres que les enfants ; pack d’eau, de lait, cartons de couches, caisses de jouet, tapis et meubles, sans parler bien sur des personnels de cuisine ou d’entretien qui manipulent également de nombreuses charges lourdes.

Les contraintes structurelles

L’architecture des structures collectives est pensée pour l’enfant mais pas pour l’adulte alors que celui-ci est en permanence en mouvement. Les pièces de psychomotricité par exemple souvent très grandes alors qu’elles accueillent des enfants qui marchent et qui sont autonomes. A l’inverse les dortoirs, eux sont systématiquement étroits et obligent souvent à faire dormir les tout petits dans des lits à barreaux superposés dans des locaux aveugles sans fenêtres. L’accès au couchage bas, sous le couchage haut présente un risque énorme pour le rachis de l’adulte car les manipulations sont pluriquotidiennes pour l’adulte. De plus l’adulte n’a pas de place pour surveiller la sieste et est obligé de s’installer dans des positions souvent contraignantes pour le dos.

Les postes de change sont standardisés par les fabricants de mobilier de puériculture. La place pour changer bébé est étroite et ne permet pas de placer l’enfant de côté quand il commence à grandir et à donner des coups de pieds dans le ventre de l’adulte qui le change. L’accès au robinet est souvent éloigné et oblige l’adulte à se pencher dangereusement, voir de monter sur un petit banc pour accéder au point d’eau. Pour le poste de change des plus grands, les fabricants intègrent souvent maintenant des escaliers mais ceux-ci sont peu utilisés car les marches sont parfois trop hautes et les enfants ne peuvent pas monter seul la dernière marche.

La grande majorité des lits haut pour le couchage des tout petits nécessitent encore trop souvent une manipulation des deux mains voir plus puisque certains ne s’ouvrent encore qu’en appuyant a quatre endroits simultanément ! Comment faire quand on porte un bébé dans ses bras ? Les tables et les chaises des repas des « grands » sont conçues pour que ceux-ci soient bien installés à la bonne hauteur. Très bien mais quid de la position de l’adulte qui doit gérer et s’occuper du repas pendant au moins une demi-heure ? Comment et où s’installe-t-il ?

Les meubles de rangement sont conçus pour durer, ils sont solides, souvent en bois et très lourds. Mais il faut faire le ménage quotidiennement et déplacer tout ce mobilier qui n’est pas encore systématiquement proposé sur roulettes par les fabricants.

Que faire ?

La meilleure façon de traiter la lombalgie chronique c’est d’éviter la survenue de lombalgies aigues et à défaut le passage de la phase aiguë à la phase chronique[5].Il faut donc renforcer, lors des formations initiales et continues, l’information sur la prévention des risques professionnels[6].

Les formations sur le modèle des « Ecole du Dos » sont une option efficace pour la transmission des messages de prévention des rachialgies.[7] Une école du dos consiste en toute forme de programme éducatif, dispensé en groupe, qui vise à favoriser chez les participants aussi bien des apprentissages de nature cognitive (acquisition de connaissances relatives à la colonne vertébrale et aux problèmes de dos), que des apprentissages sensori-moteurs (la maîtrise d’habiletés motrices) permettant de réduire les efforts mécaniques s’exerçant sur la colonne. Une école du dos a aussi pour finalité de transmettre un ″savoir-être″, c’est-à-dire une autre attitude vis-à-vis de la douleur et de la prise en charge médicale. » Bien que leur contenu, leur durée et leur mode organisationnel puissent varier de façon importante, la grande majorité des écoles du dos poursuivent des objectifs similaires :

- prévenir la survenue de la lombalgie ou limiter son risque de récidive

- diminuer la douleur ressentie et son impact fonctionnel dans la vie courante

- diminuer le recours inconsidéré aux soins médicaux

- encourager la personne à prendre son problème de dos en charge

Pour qu’il soit efficace et assimilé par la personne qui reçoit la formation, le message doit être clair, simple et pratique. Les ordres complexes (rentrez le ventre, basculez votre bassin en arrière et serrez les fesses) sont totalement inefficaces.

A l’inverse, les ordres trop simplistes « pliez les genoux et gardez le dos droit » sont dangereux car ils apportent une information erronée.

Ce message doit être également essentiellement corporel.

En effet, la prévention des rachialgies passe par la prise de conscience corporelle des gestes dangereux et la répétition des gestes de prévention et de soulagement. Seule l’intégration somatique des sensations articulaires et musculaires va permette à la personne qui reçoit le message de « sentir » les bonnes positions. La répétition des bons gestes et des bonnes postures va permettre au cerveau d’enregistrer les bonnes sensations lors des efforts de soulèvement/dépose, tirer/pousser, etc. La pratique gestuelle répétée sur plusieurs heures va permettre d’effacer les informations nociceptives et d’apporter des informations posturales proprioceptives positives. C’est un peu comme si l’on « formatait » le disque dur qu’est notre cerveau et que l’on y grave de nouvelles informations.

En conclusion

Les contraintes rachidiennes et articulaires sont une réalité quotidienne des femmes qui travaillent dans le secteur de la petite enfance. Il faut repenser la place de l’adulte dans les lieux d’accueil du jeune enfant et demander aux architectes et aux fabricants de matériel de puériculture qu’ils intègrent la notion d’ergonomie de l’adulte dans la conception de leur locaux et matériel. Il faut former les personnels des équipes aux techniques de port de charges mais pas n’importe comment ! Une formation de prévention se contentant d’apporter des informations théoriques est totalement inutile et inefficace. L’information doit être apportée a des personnels effectuant la même activité professionnelle. Il est totalement aberrent de penser que l’on peut apporter la même information de prévention à des personnes exerçant des métiers différents (cadre administratif, auxiliaire de puériculture ou éboueur). La problématique de chaque métier est différente et doit être traitée spécifiquement avec l’étude des gestes dangereux afin d’y apporter des réponses spécifiques et adaptées même si les principes généraux sont bien-sur universels.

 


[1] Santé Travail : Enjeux et Actions Janvier 2017 Assurance Maladie Risques Professionnels

[2] Lombalgies en milieu professionnel : quels facteurs de risque et quelle prévention ? INSERM HAL 2017

[3] Référence santé au travail INRS Mars 2015

[4] Commentaire de l’auteur

[5] Travail et Lombalgies « du facteur de risque au facteur de soin » INRS 2018

[6] Référence santé au travail INRS Mars 2015

[7] Lombalgies en milieu professionnel : quels facteurs de risque et quelle prévention ? INSERM HAL 2017